Le chacun pour soi est-il rentable ?

Comment le maintien de certaines solidarités d’équipe peut être plus rentable pour l’entreprise

On sait que les nouvelles méthodes de  management  entraînent souvent un renforcement de l’individualisme, du « chacun pour soi », par l’accroissement de la responsabilité individuelle et l’assignation d’objectifs dont la réalisation est aussi évaluée sur le plan personnel. Tout cela se fait au nom d’une prétendue « efficacité financière », qui serait spécialement celle des entreprises privées, servant souvent de modèle aux entreprises qui sont encore publiques. L’exemple des banques, des supprimes, de la Société Générale et d’autres sont là pour démentir ces croyances en « l’efficacité managériale ».

En m’appuyant sur deux exemples, je voudrais défendre l’idée qu’au contraire, la défense d’une certaine solidarité d’équipe peut être aussi économiquement et financièrement rentable pour les entreprises. Cela rejoint donc le thème, traité ailleurs dans ce site, des  orientations du travail .

Le premier concerne un  cadre  supérieur, dans une grosse entreprise privée dans un secteur à forte concurrence dans le domaine des hautes technologies, qui a sous ses ordres dix équipes de 10 à 15 techniciens et ouvriers chargés de réaliser des chantiers d’installation d’antennes relais et autres dispositifs pour la téléphonie mobile. Chaque équipe est   encadré  par un chef d’équipe. Les exigences en matière de qualité et de délais à respecter dans ces chantiers sont très élevés, très contraignants et très contrôlés. Entreprise du CAC 40, le néo- management  y règne en maître (mais pas partout), et les licenciements pour manque de rentabilité n’y sont pas inhabituels.

Or, un jour, l’un de ces chefs d’équipe « pête les plombs », fait une dépression, a des problèmes tant professionnels que dans sa vie privée, et n’arrive plus à faire face à sa charge de travail. Il commence à être fatigué et usé, il est à trois ans de la retraite. Le  cadre  supérieur doit faire face à cette situation.

 Il profite d’un jour où ce chef d’équipe est absent pour maladie pour convoquer les autres chefs d’équipe, et leur tient le discours suivant que je résumé ainsi : « dans notre entreprise, proposer le collègue au licenciement ne pose aucun problème; on peut aussi suggérer la solution « placard »; mais il y en a une autre, qui lui permettrait d’aller tranquillement jusqu’à la retraite tout en restant dans son poste actuel, qui serait que chacun d’entre vous accepte de prendre en charge une partie de ses chantiers; il existe des primes de productivité, on peut les employer à ça ». Et c’est la solution qu’après une longue discussion les différents chefs d’équipe ont accepté.

Ainsi, à l’insu de la direction générale, durant trois années une partie des chefs d’équipe a travaillé en surcharge, pour permettre à l’un d’entre eux d’être en sous-charge. Mais outre le côté « moral » de cette action, outre le fait que chacun de ces chefs d’équipe savait que si un jour une situation pareille lui arrivait, il serait lui aussi soutenu, il faut souligner le fait que les chantiers de ces équipes étaient toujours terminés dans les délais et avec le moins de défauts qualité, comparés aux équipes voisines où régnait le « chacun pour soi » et où tout le monde se « marchait sur les pieds ». Car en cas de pépin, les collègues donnaient un coup de main à celui d’entre eux qui était en difficulté. Voilà un premier exemple qui suggère que la solidarité d’équipe peut être financièrement plus rentable que le chacun pour soi.

Le deuxième exemple concerne un ouvrier, qui dans un atelier, est chargé du « contrôle qualité » des pièces. L’entreprise est le sous-traitant d’un grand constructeur automobile. L’ouvrier en question a pris la succession d’un collègue qui effectuait ses contrôles ainsi, suivant en cela strictement les directives reçues : il contrôlait les pièces produites par les ouvrières (l’atelier était à très large dominante féminine), et mettait de côté toutes celles qui étaient défectueuses, dont on faisait un tas de « rebut » mis dans un coin, pour être retraitées ultérieurement. Mais les ouvrières ainsi « prises sur le fait » étaient réprimandées, et ce souvent d’une manière extrêmement violente (insultes, harcèlement etc). Résultat : une ambiance de terreur au travail, à laquelle les ouvrières faisaient face en cachant autant que possible les pièces défectueuses.

L’ouvrier qui a pris la succession a procédé différemment. Il a changé les  orientations  du  travail  de contrôle. Une partie des défauts des pièces provenait de défauts dans les outils, qu’il repérait et réparait (outil mal positionné, lui-même défectueux etc). Cela diminuait déjà une partie des rebuts. D’autre part, au lieu de mettre les pièces défectueuses de côté (ce qui avait auparavant pour résultat qu’elles étaient rarement remises dans le circuit), il restait avec l’ouvrière contrôlée pour l’aider à réparer tant bien que mal la pièce, et surtout, essayer de comprendre les raisons des erreurs pour y remédier.

Résultat : un accroissement considérable du nombre de « bonnes » pièces, et une amélioration de l’ambiance générale de travail. Cette dernière résultait aussi du fait que quand une ouvrière était convoquée dans le bureau du chef d’atelier, les autres se levaient pour la suivre et la soutenir, ce qui a largement diminué les brimades.

Le raisonnement de l’ouvrier en question va plus loin : « mieux vaut faire tranquillement 250.000 pièces, toutes bonnes, que sous la pression 350.000 pièces dont un tiers a des défauts à reprendre ». Il suggère aussi ceci : « dans l’atelier, il y a des femmes qui travaillent très vite, qui ont leur quota avant la fin de la journée, et qui en profitent pour s’arrêter et fumer une cigarette, alors que d’autres n’y arrivent presque pas et sont obligées parfois même d’aller au-delà de leur temps. Si on était plus solidaires, celles qui travaillent facilement et vite pourraient faire un peu plus de pièces, les autres un peu moins, ce qui serait profitable pour tout le monde, même pour l’entreprise ».

Voilà l’idée : maintenir la solidarité d’équipe, peut être financièrement plus rentable que l’inverse. Alors, pourquoi ne le fait-on pas ?

Hypothèse un peu sauvage : contrairement à ce qu’on croît, les dirigeants d’entreprise ne cherchent peut-être pas avant tout la rentabilité « en soi », mais une rentabilité subordonnée au contrôle « politique » du travail et de son organisation.

Voir aussi :  militantisme du métier  (dans ces mêmes  pistes  d’ encadrement ) , et Stratégies alternatives dans les démarches qualité

Appendice : les deux salariés cités sont syndiqués, dans deux syndicats différents, et à des niveaux hiérarchiques très éloignés. Pourtant, leurs  orientations du travail  se rejoignent.