Les risques psycho sociaux

Cultiver ses « ailleurs » et créer les conditions pour penser le travail.

Ni l’accroissement de la compétitivité ni l’augmentation des conflits ou même de « la violence » (dont les formes très diversifiées sont à distinguer) ne nous semblent en soi sources de mal-être et de souffrance au travail. Des conditions de travail peuvent être très dures sans qu’on s’en plaigne. Toutes les souffrances ne se valent pas : il en est dont on est fier et dont on se vante, et d’autres, qui provoquent le mal-être. Il serait risqué aussi de n’attribuer la souffrance qu’au travail seul, car quel qu’en soit la nature aucune frontière étanche ne scinde les salariés en deux, avec une partie « professionnelle » d’un côté et une partie « privée » de l’autre. Quant à son opposé, le bien-être, si on peut créer certaines conditions qui pourraient lui être favorables, il nous semble relever des dispositions de chaque sujet singulier, car il en est aussi qui sont « mal » dans le confort.

Au-delà des mesures législatives et des outils pour prévenir les risques psycho-sociaux, « mot valise » qui recouvre des phénomènes extrêmement divers et hétérogènes, bon nombre de sociologues et de psychologues, ergonomes ou cliniciens du travail pointent du doigt l’organisation du travail dans son ensemble. Se contenter d’outils sans revoir cette organisation, et en particulier le rapport entre la sphère de la « prescription » du travail (méthodes, procédures, directives, dispositifs) et celle du « travail réel », entre l’imposition de manières de travailler et l’invention de ses propres façons de faire, serait comme mettre un cautère sur une jambe de bois.

A partir de ma propre expérience de recherche, mais aussi de formation et de conseil, dans des organisations aussi diverses que le secteur social, celui de la santé, les collectivités territoriales, l’enseignement et les entreprises, auprès des salariés du « bas » comme du « haut », j’aimerai contribuer à ce débat et aux éventuelles solutions qu’il cherche à mettre en place par une approche légèrement décalée.

L’essentiel de mon propos viendra d’une recherche menée auprès de cadres « encadrants » et de cadres dirigeants, dans les organisations mentionnées ci-dessus. La plupart d’entre eux étaient soumis aux injonctions multiples de l’accroissement de la rentabilité, de la productivité et de la compétitivité, et bon nombre avait reçu des coups et été l’objet de diverses formes de maltraitance. Près des deux tiers de l’échantillon avait démissionné pour des raisons qui tenaient au désaccord avec les nouvelles orientations des dirigeants de leurs organisations, et connu de souvent longues périodes de chômage.

Ils avaient pourtant réussi à reprendre le dessus, et l’une des questions à laquelle la recherche a tenté de répondre était de savoir sur quels ressorts ils avaient pu s’appuyer ? Tout en sachant que les éléments évoqués ici sont certainement partiels et pas des réponses à tout (il n’y a de science que circonscrite…), je prends le risque de déduire des constantes dans les stratégies de direction et d’encadrement des personnes interviewées, certaines conditions permettant de « tenir » et « d’encaisser des coups » dans des organisations disons « maltraitantes ».

Lieux et espaces pour réfléchir au travail

Le titre de mon intervention en résume les deux principes essentiels : cultiver ses « quant à soi » qui sont aussi des « ailleurs », et créer les conditions pour penser le travail et se l’approprier en connaissance de cause. Je tenterai de montrer que ce sont là des conditions simultanément individuelles et collectives (leur opposition si habituelle n’a aucun sens à mes yeux). Le « quant à soi » peut se définir par le fait de défendre ses propres orientations dans le travail, son propre style, sa propre manière de faire et de parler, comme le font contre vents et marées certains « opérateurs » dans les centres d’appel en résistant aux services scripts en continuant à employeur leurs mots et expressions à eux. Ce « quant à soi » est un « ailleurs » par rapport à ce qui est exigé, mais il sera d’autant plus un « ailleurs » qu’il peut être soutenu par des collègues qui le partagent, des collectifs, dans et en dehors du travail (famille, amis, associations, lectures, films). Tant que le travail n’est pas « tout » on peut résister, s’il devient « tout » on n’est plus personne.

Cultiver ses ailleurs suppose donc diverses formes de collectifs (qui ne sont pas forcément ceux de la traditionnelle sociologie du travail). Cela suppose aussi la discussion, la dispute, et la réflexion : l’un des traits communs entre les personnes interviewées était le fait qu’elles avaient toutes inventé des « lieux » et des « moments » soit pour réfléchir seules et prendre du recul, soit pour discuter avec d’autres et confronter leurs points de vue sur le travail (c’est notamment le rôle des « pauses » du personnel soignant à l’hôpital). Tant qu’on est à même de penser son travail, de se « dédoubler » entre le sujet qui fait, agit, et le sujet qui pense ce qu’il fait et agit pour prévoir et parfois rectifier, on peut tenir et même supporter de « mauvais chefs ». Chez les personnes interviewées cela se manifestait par l’énoncé d’une série de principes de manières d’encadrer et de diriger « autres » que celles que leurs propres directions tentaient d’imposer.
Car les dirigeants et l’encadrement sont le plus souvent dans des situations où ils ne peuvent guère refuser ce que leur propre hiérarchie leur demande de faire, mais ont toujours ce choix, qui est décisif et engage l’éthique de la responsabilité personnelle, entre les différentes manières de faire ce qu’il y a à faire.

Des stratégies alternatives qui se pratiquent déjà

Les principes dégagés des stratégies alternatives d’encadrement et de direction que la recherche a pu dégager, sont au nombre de 25, largement partagés par les personnes de l’échantillon qui pourtant ne se connaissaient généralement pas, et travaillent dans des organisations très diversifiées. Ces stratégies sont généralisables à l’intérieur de la « sphère d’influence » de l’encadrement et des dirigeants, en alliance avec les équipes encadrées (à condition de ne pas en sous-estimer les divisions, et le « refus de participer » de certains salariés1). Elles sont aussi généralisables d’une manière plus large, en alliance avec d’autres cadres et dirigeants d’autres services. Tout dépend ici de la définition du « terrain » et de la sphère d’influence qu’on pratique : plus ou moins étroite et spécialisée, ou large et généraliste.

1 On n’évoquera pas ce sujet au combien sensible qui est le rôle parfois partial et partisan joué par certains membres des CHSCT, qui veulent à tout prix accuser les managers et la direction d’être la cause des causes de tout mal-être. Dans ce domaine, « seules les pierres sont innocentes » (Hegel) : il existe aussi du harcèlement moral et autre entre les salariés de même niveau, et au sein des comités d’entreprise.

Paradoxalement, certains des dispositifs de gestion mis en place dans les organisations peuvent contribuer à rendre le travail plus intelligible et plus intelligent, comme les démarches qualité, à condition de les mener dans une perspective de ré-appropriation du travail par les salariés. Prendre appui sur de tels dispositifs transversaux constitue à la fois une possibilité pour « élargir son terrain », ET une tentative pour élaborer les dispositifs de gestion imposés « d’en haut », à partir d’une élaboration collective avec le « bas ». Une condition sine qua non pour cette approche est selon moi le fait de prendre au sérieux l’importance du langage au travail, et de distinguer, dans l’activité de direction et d’encadrement, le pouvoir (lié aux « manettes » dont est investi chaque poste) de l’autorité qui, bien que déléguée, dépend dans son maintien, son développement ou son dépérissement, très largement de la responsabilité personnelle de chacun-e. Et ce d’ailleurs quel que soit le niveau hiérarchique concerné.

Frederik Mispelblom Beyer, professeur de sociologie, responsable de l’équipe CRF/ETE, chargé de mission pour la création du Centre de recherche et de formation des métiers de la santé, université d’Evry
Ouvrage de référence : Diriger et encadrer autrement : théoriser ses propres stratégies alternatives, Armand Colin, 2012 ; site www.encadrer-et-manager.com

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