Enseigner les dessous du management :
langages spécialisés et parlers ordinaires dans l’activité d’encadrement
Distinguer activité d’encadrement et méthodes de management
Pour comprendre ce qu’encadrer veut dire il faut distingieur entre l’activité d’ encadrement d’une part, qui peut se faire avec ou sans méthodes formalisées de management (et sans lectures ou formations qui les enseignent), et les dispositifs de management , ou « l’encadrement managérialisé » de l’autre. Aujourd’hui, les choses sont de ce point de vue très différentes d’il y a une vingtaine d’années, car les formations, dispositifs et méthodes de management se sont à tel point répandus (surtout dans les grandes entreprises et pour les encadrants au-dessus du 1er niveau), que « management » est devenu synonyme « d’ encadrement » (et que ce dernier terme est même devenu un peu obsolète).
Dans ce sens on peut entendre par « dessous » du management tout ce dont les méthodes ne parlent pas, et que les doctrines ne théorisent pas, mais qui se combine néanmoins de fait avec elles. Cela recouvre en partie des dimensions qui relèvent du non-dit (qu’on appelle aussi « matérielles » au sens courant du terme), en partie le sens méconnu voire occulte de certains dires. Les « langages spécialisés » sont ceux des doctrines managériales (ou des démarches qualité, de la communication d’entreprise etc), disons une forme de doxa managériale. Mais ils sont « truffés » d’expressions du langage courant (on appelle cela parfois « le bon sens »), et par ailleurs les « parlers ordinaires » qui comprennent de multiples vocabulaires issus de pratiques « hors travail », structurent fondamentalement les principes moraux et le « vécu » des encadrants, avec ou sans méthodes de management .
Cette distinction a entre autres pour avantage de séparer « méthodes préexistantes »/ »sujets humains qui vont y être formés », et invite à analyser les combinaisons, formes d’appropriation et donc de « déformation » que celles-ci entraînent nécessairement, avant, durant et après une formation. Cette dernière sera elle-même située en référence aux conceptions de Foucault, comme un dispositif, comprenent son côté « jardin » et son côté « cour » (métaphore de l’iceberg). Ce qui signifie qu’il faille de toute évidence effectuer une autre distinction, entre « contenus enseignés » et « soubassements institutionnels-techniques-rituels » de l’enseignement, ce qui aidera notamment à comprendre pourquoi les étudiants de HEC peuvent suivre si peu les cours dispensés, tout en sortant formés et « armés » de leur Ecole.
Enseigner c’est aussi encadrer
Un enseignant, un formateur, est aussi un » encadrant d’étudiants »; on soutiendra ainsi l’idée que la dimension principale d’un enseignement « critique » (voir plus bas pour une critique de la critique), ne se situe pas dans les contenus enseignés, mais dans les formes d’ encadrement pédagogique et les dispositifs d’enseignement au coeur desquels ces contenus sont transmis. Cette idée se double d’une autre : ce « soubassement institutionnel et pédagogique » constitue ce qu’il y a de moins théorisé dans l’enseignement, y compris dans bon nombre d’approches « critiques ».
Nous adopterons une conception « souple » et dialectique du concept de dispositif, en nous appuyant notamment sur la pragmatique (Austin) la « critical dicourse analysis » ou CDA (Fairclough) la socio-linguistique (Bakhtine, Borzeix, Boutet) et la théorie des « évènements de parole » (Hymes) qui fait écho à la philosophie de l’événement de Deleuze, dans une critique des approches de Bourdieu : l’enseignement n’est ni répétition, ni reproduction, ni opposition figée entre des « porte parole sans parole propre » et des « élèves prédisposés ». Il s’y « passe » des choses qui font que les rapports de pouvoir établis sont parfois déstabilisés, que ce qui s’entend n’est pas ce qu’on croit avoir dit et que l’enseignant peut être réellement contredit. Cela peut-être d’autant plus que les élèves dont il s’agit pour le management, font souvent partie des « héritiers ». On peut ici évoquer l’exemple extrême des enseignants et dirigeants de Grandes Ecoles qui luttent contre les pratiques de bizutage, par lesquelles des associations d’élèves reproduisent les réseaux d’allégeance au sein de « corps » professionnels et de promotions. Cela aussi fait partie des « dessous » du management.
Distinguer contenus enseignés et orientations avec lesquelles on les enseigne
Il faut ensuite développer une autre distinction, entre les « objets », ou « supports » de l’enseignement, et les orientations de ce dernier, qui investies dans ces objets et supports en forment les enjeux. Elle n’est pas sans rapport avec la distinction entre « l’art » et « la manière ». Il s’agit du fait que les « contenus » de l’enseignement (exemple : « historique et pratiques du coaching »; « principes élémentaires de la sociologie des organisations ») sont transmis- »reçus »-débattus, dans un rapport didactique et d’encadrement qui dit aux formés (à la fois en le disant et par le statut de fait qu’on leur assigne ou qu’ils occupent), « pour qui on les prend » en même temps que « pour quoi on prend le savoir ».
Ces orientations sont divergentes selon les enseignants qui les défendent et les étudiants auxquels ils sont confrontés, et multiples. On pourrait néanmoins y effectuer une distinction « extrême » entre des orientations élitistes destinées à fabriquer des « prédateurs » pré-programmés par diverses pratiques (sports de combat, chasse, stages d’entraînement militaire, voir enquêtes des époux Pinçon) à manier les rapports de force, le machisme, la vulgarité, et à mépriser les connaissances, et d’autres pour lesquelles malgré tout les activités de direction et d’encadrement peuvent et doivent être l’objet du connaître. Défendre une telle orientation implique de reconnaître que le cadre dirigeant, que le « top manager », dépend lui-même de mécanismes qu’il n’invente pas et qu’il maîtrise encore moins, qu’il n’est pas un « surhomme », et qu’il n’est pas « naturellement » omniscient. On peut dans ce sens poursuivre certaines des thèses de David Courpasson : si les salariés sont soumis à des contraintes, il en va de même des dirigeants et des managers. Les enseignements fondamentaux de la stratégie militaire peuvent ici encore aux civils donner quelques leçons de modestie.
Approches « critiques » ou connaissances stratégiques ?
On ne plaireda pas ici pour une approche « critique », mais pour une approche « stratégique ». Dans le domaine qui est en partie le nôtre, la sociologie, en particulier celle du travail, les approches dites « critiques » du management (de Gaulejac, le Goff, Brunel e.a.) relèvent le plus souvent d’une dénonciation un peu simpliste de la « domination » qu’exerceraient certains « outils de gestion », dans laquelle la rigueur dans l’analyse de résultats d’enquêtes empiriques ne tient pas le premier rôle. Elles ne permettent guère de comprendre ce qui se passe réellement dans le travail d’encadrement, managérialisé ou non.
Dans l’approche proposée ici, l’exigence de serrer au plus près le réel de l’activité d’encadrement, s’inspire des exigences de la stratégie militaire et des classiques de la science politique, qui ont pour nom entre autres Clausewitz et Machiavel, plutôt que des doctrines managériales. Dans ce sens, nous nous inscrivons volontiers dans la tradition de Raymond Aron, qui insistait sur l’importance pour la sociologie de comprendre les problèmes du monde en pensant aussi aux solutions à y apporter. Et si, comme l’a montré Romain Laufer, le Prince est devenu bureaucrate, l’oeuvre de Machiavel peut encore inspirer des pratiques non-bureaucratiques d’encadrement et de direction. Nous pensons qu’il y a dans ces références (auxquelles on pourrait ajouter le cardinal de Retz, Mazarin, Baltasar Graçian et quelques autres), une théorisation d’invariants à la fois universels et éternels, concernant l’autorité et le statut de « chef », qui reposent paradoxalement sur l’idée que le chef n’est pas maître ni de lui-même ni des circonstances, auxquelles il doit s’adapter. Cette littérature aide à comprendre les « desous » du management et à s’y frayer une voie. Elle permet de théoriser les « compétences socio-politiques », ou les « savoirs stratégiques ordinaires » (qui correspondent en partie à ce que la littérature anglo-saxonne appelle professionnal litteracy). On illustrera l’intérêt de quelques-uns de ces invariants à partir d’extraits d’enquêtes . Dans les exemples choisis, une place particulière sera faite aux effets des stéréotypes féminins et masculins dans l’activité d’encadrement.
L’enseignement de base, le savoir de « survie » de tout manager n’est-il pas qu’il n’est pas une locomotive (tirant des wagons sans moteur), mais plutôt un « surfeur » qui avance sur des vagues qui le dépassent (même s’il les a parfois provoquées), agissant à la manière de Cocteau : puisque ces évènements nous dépassent, feignons de les organiser ?
Reste à interroger la question des conditions institutionnelles qui favorisent, ou au contraire freinent, de telles approches. Il nous semble qu’en ne les appellant pas « critiques », mais « connaissances stratégiques » (ou « savoirs d’action objectifs »), et en les adossant à l’idée que pour construire des stratégies de direction et d’encadrement en connaissance de cause, la connaissance « vraie » du réel du terrain, des rapports de force, des champs de manoeuvre, est indispensable et vitale, constitue un point de départ non négligeable. Car une partie des managers n’aspirent-elle pas au fond à être des « politiques », au sens où l’emploie Molière dans sa préface au Tartuffe : ces gens « adroits et fins, qui savent arriver à leurs buts et s’accomoder au temps », et « savent trop bien vivre pour découvrir le fond de leur âme » ?
Frederik Mispelblom Beyer, professeur de sociologie, université d’Evry
coordination cycle « arts de la guerre et interprétation de la vie civile »
Bibliographie succincte
Aron R. : Penser la guerre, Clausewitz, Paris, Gallimard, 2 tomes, 1976
Aron R. : Machiavel et les tyrannies modernes, Paris, Reed, livre de Poche, 1993
Austin J-L. : Quand dire c’est faire (1962). Ed. du Seuil 1970
Fairclough N. : Language and power, Pearson Education, 2001
Boltanski L. et Chapello E. : Le Nouvel esprit du capitalisme, Ed. Minuit, 2002
Borzeix A. et Fraenkel B. : Langage et Travail, CNRS éditions, 2001
Bourdieu P. : Langage et pouvoir symbolique, Ed. du Seuil, 2001
Brunel V. : Les managers de l’âme, La Découverte, 2004
Courpasson D. L’action contrainte : les organisations libérales et la domination, Puf, 2000
De Gaulejac V. : La société malade de la gestion, Ed. du Seuil, 2004
Hymes D. « Modèles pour l’interaction du langage et de la vie sociale », in Etudes de linguistique appliquée, no. 37, 1980
Laufer R. et C. Paradeise : Le Prince bureaucrate : Machiavel au pays du marketing, Flammarion, 1982
Legoff J-P. : Les illusions du management, La Découverte, 1996
Mispelblom Beyer F. : Encadrer, un métier impossible ? Armand Colin, 2006
Mispelblom Beyer F. : Language and politics at work, Cahiers d’Evry, 2006
Mispelblom Beyer F. : Travailler c’est lutter, (chapitre 5 : « Le management entre science politique et méthodologie d’encadrement »), L’Harmattan, 2007
Molière : Le Tartuffe (préface), Gallimard, 1997
Pinçon M. et Pinçon-Charlot M. : Sociologie de la bourgeoisie, La Découverte, coll. Repères, 2000