Comment un collectif s encadre lui-même

Comment un groupe s’ encadre lui-même

Même s’il y a des chefs , ceux-ci n’ont pas toujours besoin d’intervenir pour encadrer leurs subordonnés directement, ces derniers s’ encadrent aussi souvent eux-mêmes :

La situation décrite ici a été observée durant un stage dans un centre de tri postal, terrain de notre pré-mémoire. Plusieurs subalternes (3 ou 4) sont chargés d’alimenter et d’extraire le courrier sur une machine de tri automatique (les décaseurs). La dite machine est encadrée par un pilote-machine, tandis qu’un chef d’équipe coordonne le travail sur plusieurs machines. Lors d’un changement d’équipe sur une machine (cela se passe à minuit), un des décaseurs se plaint ostensiblement auprès de son chef d’équipe, qui semble ne pas avoir respecté la polyvalence de mise lors du dernier cycle de travail (on lui a attribué à nouveau le même poste, et pas un autre, pour varier le contenu de son activité). C’est donc l’aspect répétitif du travail qui est ici remis en cause, ce qui occasionne une altercation avec un pilote-machine d’abord, puis avec le chef d’équipe. On entend de légères insultes, mais cette fronde subite connaît rapidement un essoufflement : le chef d’équipe menace l’exécutant d’une sanction formelle (une sorte de blâme), ce qui paradoxalement ne refreine pas l’ardeur du décaseur. La sanction réelle tombe en fait plus rapidement encore, dans le sens où les autres décaseurs ne manifestent tout d’abord aucun soutien à leur collègue (bien que partageant un rythme et une monotonie relativement analogues), et, pire encore, certains commencent à critiquer isolément l’attitude du contestataire, arguant qu’il n’est « jamais content », et qu’avec lui « il y a toujours des problèmes ». Un petit attroupement se forme alors autour du « rebelle ». Au bout du compte, le décaseur, résolument retranché, choisit de reprendre son poste, s’éloignant du tumulte en bougonnant ; le petit attroupement se dissipe et chacun vaque à nouveau à son travail. Ce qui est intéressant d’observer ici du point de vue du langage, c’est l’implicite appel à l’auto-discipline généré par les quelques commentaires formulés par les collègues du décaseur, en ce sens que le poids institutionnel et hiérarchique du chef d’équipe n’a eu qu’un rôle marginal : l’évocation d’une possible sanction, si son envolée perdurait, n’a pas atteint semble-t-il la détermination de l’agent frondeur. Ce sont ses propres collègues, par les commentaires parfaitement audibles qu’ils formulaient en marge de cette scène, qui ont empêché le contestataire de donner du relief et de l’ampleur à son action subite.

Certains décaseurs, plus expérimentés et plus anciens, se sont faits les portes parole en quelque sorte de leur groupe, en marginalisant ostensiblement la rébellion de leur collègue, dans le dessein probable de préserver une certaine tranquillité – les chefs d’équipe sont en effet plus « laxistes », et essayent d’éviter par cette attitude des conflits majeurs. Dans l’échange entre le contestataire et son responsable, les décaseurs, par leurs silences, et plus encore par leurs récriminations éparses et diffuses, renforcent paradoxalement le rapport de force en faveur du chef d’équipe, pour mieux servir en réalité leurs propres intérêts ultérieurement, à savoir éviter d’une part que leur rythme de travail soit davantage contrôlé par les chefs d’équipe, et d’autre part faire en sorte que la direction et l’encadrement ne soient pas amenés à intervenir directement – le risque de sanctions et de contrôle accru étant plus fort dans ce cas. La légitimité de l’autorité dont peut se proclamer le chef d’équipe n’influe que de façon relativement marginale sur l’exécutant rebelle, celui-ci n’hésitant d’ailleurs pas à élever la voix pour rechercher apparemment un conflit plus ouvert et plus marqué entre décaseurs et pilote-machine. Ce n’est pas le poids de l’institution qui ici confère une plus grande valeur au discours, mais l’auto-discipline de la base elle-même : les mots furtivement employés par ses collègues persuadent ainsi le contestataire de ne pas poursuive plus loin son action, dans le sens où, en l’absence de soutiens manifestes, la perspective de sanctions reposerait sur lui seul, sans être parvenu de surcroît à réaménager la polyvalence sur le chantier de travail.

Texte rédige par un groupe d’étudiants en sociologie 3ème année de licence, université d’Evry, 2007-2008 :
LECLERE Caroline
LETOFFE Yoann
PETIT Sébastien